dimanche 1 janvier 2017

• "Présence présente à Elle-même" - Entretien inédit avec Didier Weiss


Entretien avec Didier Weiss suite la parution de son livre « Explorations non duelles », aux éditions Accarias-l’Originel.

Si « je ne suis pas les pensées » est une évidence, se pose toutefois la question : un certain nombre de ces pensées disent quelque chose sur comment je fonctionne. Ne serait-il pas intéressant de s’en préoccuper pour se connaître ?

Les pensées ne disent jamais rien qui puisse nous décrire. Cela a été un de leur rôle jusqu'au moment où cette quête mystique a démarré. Ensuite, d'autres pensées sont venues désamorcer ce sortilège : un esprit dans un corps, bien séparés du reste du monde.

Elles ont jusqu'à ce point-là une utilité évidente, mais il devient urgent et indispensable de s'en débarrasser aussitôt qu'elles ont fait leur travail. C'est le passage de je sais à je Sais.

Bien sûr, qui pourrait s'en débarrasser ? Et comment ? Disons que c'est une description de ce qui se passe à ce moment précis, pas une prescription : la dissolution du penseur lui-même.

Nous nous posons des tas de questions (Je vois ça dans tous les satsangs où je vais). J’ai de mon côté un grand besoin de comprendre intellectuellement et en même temps je sais que ce n'est pas par l'intellect que je trouverai quoi que ce soit. Mais les questions sont là. Est-ce que toutes les questions doivent être abandonnées ?

Tant que les questions sont là, nous créons un conflit de plus à vouloir les supprimer, nous mettons un pied plus profond dans la tombe. Toute volonté de manipuler ce qui apparaît spontanément dans le but de se conformer à ce qu'on croit savoir de l'Éveil est une mascarade, une imitation.

En faisant cela, nous créons et perpétuons un personnage virtuel, imaginaire. Un personnage qui s'appelle MOI.

Les questions arrivent, fantastique ! Les questions partent, fantastique ! Le mouvement de la Vie est un OUI sans condition, ni même avoir besoin d'acceptation. C'est tellement inconnaissable, tellement rapide – maintenant ! – que toute idée ou jugement à propos de ce qui EST ressemble à une pelleteuse qui voudrait attraper un goéland.

Ou, au lieu d’investiguer sans fin sur le personnage, n’est-il pas plus judicieux de revenir à la Présence que je suis, chaque fois que j’en suis conscient ?

L'avantage d'enquêter sur le personnage est que – si c'est fait jusqu'au bout – on arrive à une espèce d'impasse, de lâcher-prise, de silence mental relatif. Cette activité peut bien sûr devenir une forme de loisir, un sport de chasse, un divertissement, et on repart dans la roue du hamster...

La possibilité de démasquer le personnage sous toutes ses formes, et elles sont quasi innombrables, fonctionne comme l'usure d'une position qui devient à un moment donné … intenable ! C'est la question « Qui suis-je ? » de Ramana Maharshi, qui est plutôt l'exploration et la dissolution de nos croyances à propos de cette soi-disant entité.

Revenir à la Présence en est la conclusion, ce retour à la Source se produit ainsi spontanément à chaque fois que cette adhérence tenace à nos croyances diminue. Cela ne peut pas être le résultat d'une action intentionnelle, « je reviens à la Présence », mais d'une action qui se termine, celle qui dit sans cesse « moi, je suis séparé ».

Quand je suis dans la Présence, cela passe, chez moi, par une sensation physique. Or la Présence n'est pas corporelle. Est-ce incompatible ?

« Présence présente à Elle-même » amène un cortège de possibilités : une détente physique, mentale, une énergie qui coule de manière plus forte, des sensations jusque-là inconnues, Kundalini, etc.

Mais la question se pose : ces sensations physiques sont-elles fondamentalement différentes d'une bourrasque de vent sur mon visage ? Le piège serait de voir cela comme un événement « spécial » et « personnel », comme preuve de « mon » progrès, comme un état à entretenir ou à rechercher. C'est en fait juste la Vie qui coule, certainement de manière un peu différente, mais fondamentalement de même nature qu'un lendemain de cuite avec migraine épouvantable.

Une question (une attitude) que je n’arrive pas à éclaircir : dans la vie courante, est-ce que j’essaie d’être conscient de tout ce que je fais ou bien est-ce que je me plonge complètement dans l’action ? Et m’oublie.

Excellente question, qui m'a aussi taraudé pendant des années. Le « truc » à comprendre est que « Conscience » n'est pas définie par une quantité, comme vous parlez de « conscient de tout ». C'est plutôt une « qualité » de l'existence, une matière première sans laquelle rien n'existerait. C'est indépendant de : « je » suis conscient de « beaucoup de choses », qui intuitivement a une limite, donc est de toute évidence relatif.

Ce qui est pointé ici est absolu, non quantifiable, et n'est pas la somme d'éléments séparés.

Je pencherais donc plutôt pour l'option « Oubli ». Je cite ici encore Stephen Jourdain :
« Dans le Jeu de l’Existence, comment la Conscience prend-elle le Savoir ? En l’oubliant. En l’oubliant activement, en chacune de ces manifestations innombrables, pertinente ou erronée, géniale ou dérisoire, indifférente ou sacrée ; en chacune de ses couches, de la plus visible à la plus secrète, la plus enfouie, jusqu’à toucher le socle du phénomène et à l’oublier lui aussi. En l’immergeant, corps et âme dans le feu de l’amnésie, jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien. »

Quand le « MOI » s'oublie, dans le feu de l'action, il ne reste que la Vie. C'est vérifié de façon innombrable au cours d'une existence d'homme. Mais ce n'est que rarement exploré car « Je » ne suis plus là : donc ceci n'a pas le moindre intérêt !

Mais est-ce vraiment le cas ? Ce qui semble manquer c'est une distance, un témoin, mais est-ce donc vraiment une vie non vécue ? Quand je ne suis plus là en tant qu'entité veillante, ne suis-je pas de tout évidence là en tant que Conscience ? Bien sûr que oui, sinon il n'y aurait juste … rien.

Mon expérience a été une sorte de phénomène progressif de capillarité, de reconnaissance constante de « mon » essence. D'abord dans ces moments que vous décrivez, non pas conscient de ce que je fais mais conscient d'être conscient à travers ce que je fais. Et cette « substance » invisible mais omniprésente est devenue évidente aussi dans les moments d'oubli, puis à travers les épisodes de rêves nocturnes, et au final dans le sommeil profond.

Vous « penchez » pour l’oubli et en même temps vous écrivez « conscient d'être conscient à travers ce que je fais » ?

C'est la partie la plus difficile à appréhender : ce paradoxe d'une Vie se connaissant elle-même de façon continue (en réalité non engagée dans le mouvement du temps), directement, et sans aucun besoin d'une entité spécifique qui se souviendrait ou oublierait.

L'oubli du point de vue particulier, l'abandon d'exercices spécifiques – de manipulations – amène justement Conscience à se re-connaitre et à apparaître comme unique « matière » de l'Univers, en amont, bien avant toute action ou pensée. Cette réalisation n'est pas l'aboutissement d'une technique bien maîtrisée mais sa dissolution, son lâcher-prise total.

Cela peut sembler un état très « avancé », mais ce n'est pas très différent de quiconque, juste un regard dés-encombré, transparent, dés-hypnotisé, qui « voit » cette invisible Présence dans chaque image de ce film appelé « ma vie ». De plus, il est vu que ce Regard n'est lui-même pas différent du film. La Vie se connaît elle-même, directement, intimement.

Cela revient à parler de la position du témoin dont on parle si souvent. Mais là encore il y a une dualité. Le témoin fond-il tout seul ?

Effectivement, la fameuse « position du témoin » est une subtile dualité : le monde / le témoin du monde. J'ai rencontré de nombreuses personnes « coincées » dans cette impasse. C'est un peu froid, assez triste, très seul, mais cela a le goût d'intouchabilité et de fait cela permet parfois d'éviter trop de souffrance.

Je pense qu'effectivement le témoin se dissout tout seul, mais c'est un autre saut quantique car ce qui est abandonné est une dernière identité. Mais au final, paradoxalement, les deux options coexistent.

C'est le passage décrit par Nisargadatta Maharaj quand il dit :
« La Sagesse me dit que je ne suis rien (position du témoin), l'Amour que je suis tout (le témoin envahit intimement le champ de conscience). Ma vie s'écoule ainsi entre ces deux pôles. »

Il est souvent question dans votre livre du « corps/pensée ». Et vous écrivez « le corps est un objet ». Cependant le retour au corps énergétique, à l’attention sensorielle, ne pourrait-il pas être un outil pour  éradiquer les pensées et connaître l’unité ?

L'attention sensorielle est un outil fantastique ! Cela se rapproche des techniques de Gurdjieff, de Carlos Castaneda, des techniques de « volupté attentive » plus récentes, etc.

Une fois de plus ici, « Maya », celle qui nous hypnotise, va nous raconter une histoire légèrement différente : celle du corps qui a accès à des expériences, et de fait doit être raffiné, travaillé, pour encore et toujours plus d'expériences d'unité !

C'est donc une autre roue de hamster, car ce qui se passe dans une vraie expérience d'attention sensorielle c'est que la Vie se goûte elle-même, directement. Elle n'a pas besoin du corps, ni de l'esprit, qui ne sont que des objets présents dans le « champ » de conscience.

Ignorer cela amène une dépendance de junkie à cette technique pour en avoir plus ! Et de se fourvoyer sans fin dans les « états altérés de conscience ». Pas très différent du LSD !

Qui apprécie les choses? En Inde, dans certains textes classiques spirituels on parle du "grand renonçant, du grand agissant et du grand appréciateur". S’ il n'y a personne, qui goûte, qui se réjouit ?

Les réponses que je pourrais donner sont théoriques, nous pourrions en débattre des heures, et c'est aussi et encore le hamster qui revient !

La question de Ramesh Balsekar, quand je lui présentais des descriptions « très inspirées » du pourquoi et du comment de la Vie, me désarmait avec sa question : « Qui donc veut savoir ? »

« Qui donc veut savoir ? » est une question essentielle. Mais ce n’est pas nécessairement le moi qui veut savoir. ( ?)

Il me semble que si ! C'est la recherche d'un sens spécifique, d'une explication dans un contexte de vie forcément limité, que l'on appelle généralement « ma vie ».

Au début, je trouvais que c'était de la lâcheté intellectuelle, une sorte de  tamas  comme on dit en Inde, l'âge sombre du déni intellectuel. Mais il est apparu bien plus tard que ce dont cette question parle est tout autre:

La vie est une histoire, une fresque, un roman dont parle aussi Jourdain. Espérer autre chose que cela à travers une « théorie unifiée de l'Univers » est tout simplement oublier que ce qui se passe alors est juste la création d'une « théorie unifiée de l'Univers » : une autre histoire !

The world is the totality of facts, not of things. (Wittgenstein)
The universe is made of stories, not atoms. (Muriel Rukeyser)

Pourquoi sommes-nous (du moins la plupart d’entre nous) toujours attirés par les sensations fortes ? Dans les moments de vide, il y a le mental qui veut autre chose. Pourquoi sommes-nous dans une demande d’intensité ?

C'est plutôt un raccourci pour faire taire le mental ratiocinant. Quand tous les sens sont en éveil, l'attention au maximum, le corps-esprit concentre son énergie dans l'action, sa propre survie. Il a cette sagesse innée qui coupe tout ce qui n'est pas utile : ce flot de pensées continues, qui décrit une chose qui n'existe que de part ce flot : MOI.

Et en cette absence remarquable, ou même juste en son allégement, la vie continue plus fraîche, plus brillante, spontanée, … vécue.

Au-delà des nombreuses pensées qui nous encombrent, il y a quelque chose de plus subtil à voir : ce que Stephen Jourdain nommait « l’image-moi ». C’est ce qui semble le plus difficile à dépasser. Voir que cette image est là ne suffit pas ? Alors ?

Effectivement, la plupart des pensées ne sont pas le problème qui nous concerne. C'est une espèce particulière que l'on chasse ici, dans cette traque métaphysique. C'est bien un animal familier dont il s'agit, c'est même une des façons dont il échappe en quasi permanence à notre arme : on ne va quand même pas tuer son chien ou son chat adoré : des animaux si mignons, inoffensifs et INTIMES !

La solution est de ne pas se laisser ramollir et de tuer froidement tout ce qui a l'apparence ou la consistance d'une pensée-moi, celle qui décrit un sujet à la vue de l'objet « moi ». L'arme de la discrimination est bien sûr très utile, ces animaux détestent être sous les feux des projecteurs.

Mais il y a d'autres techniques, dont celle de l'absence « d'importance personnelle ». Cela a été décrit en détail dans les approches chamaniques de Carlos Castaneda, et c'est aussi l'essence des mystiques soufis, chrétiens, ou bouddhistes. Si une pensée-moi apparaît, elle est non seulement vue mais lue avec une sorte de « détachement » alimenté par cette compréhension profonde : Je suis CELA, intouchable, il n'y a rien à craindre à laisser tomber ce pantin issu de pensées délirantes.

Dans les moments où je suis conscient d’être conscient, il y a derrière une conscience de cela, et encore derrière conscience, cela semble ne pas s’arrêter. Est-ce que cela vous évoque quelque chose ?

OUI. C'est une porte d'entrée à cet infini qu'est Conscience consciente d'elle-même. Cela se résout dès que l'expérience « sujet - conscient de - objet » se résorbe en une expérience unitaire où il n'y plus de possibilité d'une quelconque distance.

Pouvez-vous en dire un peu plus ?

C'est drôle, cette question ! C'est une parfaite illustration de comment Maya fonctionne, c'est totalement magique. Au lieu de permettre une lecture et une compréhension au premier degré et de s'y tenir, le mental va demander une explication À PROPOS DE. Et de fait va créer une porte de sortie pour maintenir le statu-quo (de sa propre existence!).

J'ai moi-même erré des années à échapper au message non-duel (pourtant simplissime) en cherchant des « explications ».

C'est très proche du mouvement qui nous fait surfer pendant des heures sur Internet à la recherche d'éléments, tout cela pour éviter de juste FAIRE notre dissertation, qui est la seule possibilité d'une vraie conclusion.

Y-a-t-il après l’éveil une Conscience ou juste un flux ?

Difficile à dire, le concept même de « Conscience » est abandonné à un certain point. Une question/réponse illustre bien le pourquoi de sa disparition :

« Conscience » définie par rapport à … quoi d'AUTRE ??
Il n'y a que CELA.

J’ai été très frappé par une idée de Ciaran Healy que vous citez : « Tout ce qui te demande plus de deux secondes à comprendre est faux. » C’est une affirmation d’une importance capitale. Est-elle toujours juste ?

C'est un très bon indicateur de ce qui n'est pas l'Épice dont parle Luis Hansa. La compréhension de ce que l'on n'est pas demande du temps, elle est très différente de la Compréhension de notre nature Réelle, qui elle n'a pas besoin de temps : Elle inclut le temps et l'espace et se situe … en amont.

Le chercheur est le dernier obstacle, me semble-t-il. Mais s’il n’y a pas recherche, rien ne bouge. Alors ?

C'est vrai, j'en parle dans le livre : « J’ai rencontré un nombre impressionnant de désabusés de la non-dualité qui proclament :“ Puisqu’il n’y a rien à faire, oublions tout ça et faisons la fête ”. Ils ne se rendent pas compte qu’ils génèrent ainsi les signes avant-coureurs de non-Éveil ! »

La recherche n'est pas un problème, et de fait contient en son sein un chercheur. La solution la pire serait de faire du « non-faire » par une « non-recherche » pour imiter « l'absence de chercheur ». La recherche continue tant qu'il y a un chercheur, et il est vrai qu'elle s'arrête après, faute de ... combattant !

C'est une fois de plus prendre une description pour une prescription qui génère cette confusion. La clef du paradis est dans cet abandon total de « ce qui devrait ». Si recherche il y a, ainsi soit-il.

Le chercheur n'est jamais l'obstacle car en réalité il n'existe pas. C'est une conception correcte de dire « le chercheur est le dernier obstacle » mais ce qui est erroné serait de penser que supprimer le chercheur résoudra cette énigme.

Le mirage s'évaporera de lui-même, le moment venu. Ou pas ;-)

Que diriez-vous de cette définition de Svâmi Prajnânpad : « La libération est la totale relaxation au niveau physique, émotionnel et mental. »

C'est un autre paradoxe : comment pourrait-on être relaxé à quelque niveau que ce soit quand la Vie nous assaille de toutes ses forces ? Et pourtant on parle bien de Paix inébranlable, non ?

Cette relaxation n'est pas celle du corps-esprit, mais bien celle de CELA qui accueille/anime/crée ce corps-esprit.

« And the peace of God, which surpasses all understanding, will guard your hearts and your minds in Christ Jesus. » Philippians 4:7

Je me sens maintenant, de plus en plus, dans le lâcher-prise ou l’abandon. Dans une forme de paix. Mais c’est peut-être un piège ?

Pas du tout !! C'est la porte ouverte à la Possibilité. Après une clarté intellectuelle, vient des fois un moment de  Dark night of the Soul , de sentiment d'insignifiance totale de la vie, qui en réalité vient plutôt de l'insignifiance de MA vie. Mais ce n'est pas toujours le cas.


Ensuite se met souvent en place un moment étrange, qui est une forme « d'attente sans attente » comme définie par Jean Klein. Un espèce de no man's land (nom très approprié!) qui est le terrain fertile à « autre chose ». C'est – comme en parle Francis Lucille – un terrain d'atterrissage totalement prêt à accueillir… les anges qui éventuellement passeraient par là :-)

 Voir aussi ce lien sur Éveil Impersonnel ainsi qu'une autre partie de cette même interview sur le site méditationfrance®.

© Éditions Accarias-L'Originel/Éveil Impersonnel