dimanche 4 janvier 2009

• Il reflète la clarté du créé - Christiane Singer

Chritiane Singer

L'histoire d'Hakuin, moine bouddhiste, peintre et poète du dix-huitième siècle, commence - comme, moi aussi, je la commence - par une lecture : le récit de la vie contemplative de maître Shi Shuan affermit Hakuin alors en pleine crise, dans sa décision de suivre, coûte que coûte, la vie spirituelle.
Hakuin est moine depuis l'âge de quinze ans. Après des années d'interrogations et de souffrances multiples, son errance l'amène au temple de Soinji qui deviendra, par la grâce de sa présence, un des hauts lieux de l'époque Tokugama. Hakuin ne dort ni le jour ni la nuit, oublie de se nourrir et pratique sans relâche la méditation. Il vit là ses premières trouées vers la lumière. De hautes expériences mystiques couronnent sa persévérance. Les gens affluent de tout le japon pour l'approcher. Son orgueil s'exalte : «Depuis deux ou trois siècles, personne n'a vu ce que je vois - personne n'a été soulevé à pareille hauteur. » Le seul maître à pouvoir mesurer l'illumination à laquelle il est parvenu est le célèbre maître zen, du pays de Shinano, Eta. Hakuin entreprend le voyage qui le mène aux pieds du vieil homme. Avec feu, il lui narre ses plus hautes extases, la clarté, la liberté qui les accompagnent. Le maître n'a pour toute réponse qu'un sourire apitoyé.
Une controverse hargneuse s'ensuit. Hakuin refuse d'admettre qu'il n'a pas encore atteint l'illumination suprême. Alors, le vieil homme hausse les épaules et s'écrie :
« Pauvre diablotin dans ton trou noir! »
Le martyre d'Hakuin est commencé. Puisque ce maître insensé l'a attiré ici, il tiendra bon quoi qu'il advienne. Le cour lacéré, il poursuit sans relâche ses pratiques et sa méditation du koan. Mais la pire des épreuves l'attend encore. Un soir, le maître prend le frais sur la véranda. Hakuin s'approche, harcelé par sa détresse, pour essayer une fois de plus de le convaincre.
« Cerveau trouble et stupide! » crie le maître.
Et, se jetant sur Hakuin, il le martèle de ses poings, l'envoie rouler du haut de la véranda. C'est le 4 mai, juste après la période des pluies. Le malheureux tombe dans la boue épaisse, reste là, assommé par les coups, presque sans connaissance. Et, au-dessus de lui, le maître qui rit à gorge déployée! Après un long moment, il finit par se redresser ; la fièvre cogne à ses tempes. Dégoulinant de boue et de sueur, il gravit les marches de la véranda et s'incline jusqu'au sol devant le vieil homme qui, une fois de plus, soupire :
« Pauvre diablotin dans ton trou noir! »
Le désespoir le plus total a pris en lui ses quartiers et le harcèle sans répit. Il poursuit néanmoins ses méditations, oublie le plus souvent - tout à sa quête forcenée - de se nourrir et de dormir.
Un matin, il descend au village mendier sa pitance. L'esprit occupé de son koan, il s'adosse à la grille d'un jardin. Il n'entend pas l'injonction menaçante du propriétaire: « Va-t'en!» Ce dernier, outré, s'empare d'un balai et le frappe violemment sur la tête. Hakuin tombe au sol, sans connaissance. A l'instant où il rouvre les yeux, il entre en lumière. Jusqu'aux racines les plus secrètes des vies, des choses et des actes - il voit! Devenu miroir, il reflète la clarté du créé.
Il se lève d'un bond, frappe dans ses mains et, riant de tout son cour, il reprend en dansant le chemin du monastère.
Le maître l'a vu venir.
«Raconte, dit-il en souriant, ce qui s'est passé. »
Alors Hakuin raconte.
Et pendant qu'il parle, le maître, penché sur lui, lui caresse le dos de son éventail ouvert.

Elle m'a atteinte, l'histoire d'Hakuin. Du fond des siècles et du bout de l'espace terrestre, elle a mis dans le mille.
Je ne saurais dire quels secrets mécanismes elle a soudain activés en moi. Cette vie qui, en apparence, n'a strictement rien à voir avec ma vie m'est aussitôt devenue familière. Tout m'y apparaît si clair et si connu. Mon émotion a été telle que j'ai longuement pleuré des larmes chaudes et bienfaisantes qui ne m'ont laissé aucune brûlure.
Je parcours des yeux le tracé de l'itinéraire d'Hakuin, à la recherche de ce mystérieux point d'ancrage de son destin en moi.
Premier paysage qui m'arrête :
sa tranquille assurance au temple de Soinji : il a atteint à la plus haute connaissance. Tout son être rayonne. Et quiconque l'approche éprouve une reconnaissance profonde d'avoir été guidé jusqu'à lui. Précieuse accalmie dans une odyssée tumultueuse. Mais voilà qu'une exigence le taraude : voir au miroir haut d'une âme haute où il est parvenu.
Deuxième paysage :
un lac de montagne au cristal si pur que l'oeil, incapable d'en déceler la surface, ne peut que la soupçonner là où le paysage inversé recommence. Ainsi du vieux maître : il ne reflète que ce qui est. D'où la sensation de cruauté que nous éprouvons irrémédiablement en sa présence. Dans notre réalité où la cruauté avance, toujours grimée ou masquée, la lucidité ne peut d'abord nous apparaître que cruelle.
Quand Hakuin, après son récit, lève les yeux vers le maître, ce qu'il voit, dans ce sourire ironique, ce sont les scories de prétention qui sont encore en lui. Certes, il a pu atteindre à des révélations ultimes. Mais quelque chose en lui en est fier comme d'un mérite propre, comme d'une victoire personnelle. L'absolue transparence : voilà à quoi il n'est pas parvenu. Celle qui fait dire au poète : « Ce n'est pas moi, pas moi. C'est le souffle du vent à travers moi. »
Désormais son calvaire est commencé.
Troisième paysage :
la détresse.
Ses vieux mécanismes.
Hakuin est méconnu. On lui fait injure. N'est-il pas victime de l'aveuglement du vieux? La mâchoire de fer d'un verdict injuste s'est refermée sur lui. Il rôde autour de son bourreau, l'implorant de réviser son procès. Il rue, s'étrangle, se blesse jusqu'au sang. C'est l'enfer de l'aveuglement - le pire des enfers : celui que nous nous donnons à nous-mêmes.
Et, malade d'humiliation, Hakuin se traîne encore vers le vieux maître et s'incline devant lui, devant cet impitoyable mystère qui lui barre le passage.
Dernier paysage :
qui connaît l'heure où les premiers coups de bec retentissent dans la coquille? Et celle où, tout au long d'une invisible couture, la chrysalide commence de se fendre?
Hakuin erre au village. Rien ne distingue ce jour des autres jours où, buté, il cogne et cogne comme phalène aux vitres de l'énigme.
Et, soudain, voilà venu l'instant de l'explosion silencieuse. Instant incongru - un coup de balai sur la tête. Une vie entière tendue vers l'exploration du vide, la méditation acharnée, la quête de l'énigme, pivote doucement autour d'une charnière mystérieuse. Et c'est la lumière.
Il a lâché prise, Hakuin. Il a - malgré lui - risqué le saut.
Et le miracle a lieu qui infirme la grande épouvante de tout ego : il n'a pas été dissous dans l'immensité - Hakuin n'a pas disparu - rien ne lui a été enlevé - toute la création s'est encore ajoutée à lui, c'est la différence. Il est Hakuin, plus l'entière création.

Raconté par Chritiane Singer dans : Histoire d'âme - Éditions Albin Michel


1 commentaire:

Anonyme a dit…

Madame Singer avait un nom prédestiner à s'éveiller, si l'on retient le coté "lavage" de son nom, plus blanc que blanc ou misogi absolu.

Après avoir surmonté le deuxième sens de son nom plus lourd à porter qui signifie imiter.

Plus sérieusement, il semble en effet que le pb de l'homme soit dans l'imitation des croyances des autres et notamment celles des peurs et plus particulièrement celle que l'on est une personne (ou un moi séparé et indépendant).