mardi 4 mars 2008

• Un indicible ravissement


Pensé à Mu* dans le jardin du temple jusqu'à 1 heure du matin. En me levant pour me dégoudir les jambes, ai heurté une clôture. Soudain compris que la clôture et moi étions un seul Mu, sans forme, de bois et de chair. Bien sûr ! Fortement stimulé par cette idée, ai continué le zazen jusqu'à 4 heures du matin.

8 août 1958.

Je n'avais pas l'intention de parler au roshi de ce qui précède, mais dès que j'ai été devant lui il m'a demandé

- Que s'est-il passé la nuit dernière ?

Pendant que je parlais, son regard aigu me pénétrait comme des rayons X, puis il s'est mis à me questionner :

- Où avez-vous vu Mu ?... Quand ?... Comment ?... Quel est l'âge de Mu ?... Quelle est sa couleur ?... Quel son fait-il ?... Quel est son poids ?...

J'ai répondu tantôt sans hésiter, tantôt après une pause. Une ou deux fois le roshi a souri, mais il m'a écouté le plus souvent, dans un silence serein. Puis il a dit :

- Certains roshi pourraient considérer cette petite expérience comme un kensho, mais...

- Je ne l'accepterais pas, même si vous étiez prêt à le faire. Me serais-je obstiné comme je l'ai fait pendant cinq ans pour accoucher de cette souris ? Je veux continuer...

- Bien ! J'admire votre courage.

Me suis à nouveau plongé dans Mu pendant neuf heures avec une telle opiniâtreté que mon «moi» a complètement disparu. Ce n'est pas moi qui ai mangé, c'est Mu. Ce n'est pas moi qui ai balayé, c'est Mu... Une ou deux fois, la pensée du satori a montré le bout du nez, mais Mu l'a chaque fois repoussée.

Les moniteurs m'ont frappé à plusieurs reprises en criant :

- La victoire est à vous si vous ne lâchez pas prise ! Tenez bon ! Ne lâchez pas Mu !

Au dokusan de l'après-midi, le roshi m'a regardé fixement tandis que j'entrais dans sa chambre, me prosternais et m'asseyais devant lui, l'esprit alerte et excité. Il m'a dit :

- L'univers est Un. La lune de la Vérité...

Et brusquement, le roshi, la chambre et tous les objets ont disparu dans une éblouissante illumination et je me suis senti plongé dans un indicible ravissement. Pendant une éternité, j'ai été seul - moi seul ai existé... Puis le roshi a réapparu, nos regards se sont croisés et nous avons éclaté de rire. Je me suis écrié :

- Cette fois, ça y est ! Je le sais ! Il n'y a rien, absolument rien. Je suis tout et tout est rien !

Je me suis relevé et je suis sorti.

Au dokusan du soir, le roshi m'a posé à nouveau certaines de ses questions antérieures, plus quelques autres :

- Où êtes-vous né ?... Si vous deviez mourir d'un instant à l'autre, que feriez-vous ?

Cette fois, mes réponses l'ont manifestement satisfait, car il a souri à plusieurs reprises, mais cela m'était égal, car à présent je savais...

- Bien que votre connaissance soit claire, m'a-t-il dit, vous pouvez encore l'étendre et l'approfondir. Il y a des degrés dans le kensho. Imaginez deux hommes regardant une vache, l'un de loin, l'autre de près. Le premier dit : «Je sais que c'est une vache, mais je ne suis pas sûr de sa couleur.» Le second dit : «Je sais que c'est une vache rousse.» Désormais, votre pratique des koans sera différente.

Et il m'a expliqué comment je devais faire.

Lorsque j'ai regagné ma place dans la grande salle, grand-mère Yamaguchi, notre godo, s'est approchée de moi sur la pointe des pieds et, les yeux brillants, m'a murmuré :

- C'est merveilleux, n'est-ce pas ? Je suis tellement heureuse pour vous !

J'ai repris mon zazen en riant, en sanglotant et en me disant tout bas : «Cela a toujours été devant moi, mais il m'a fallu cinq ans pour le voir...» Un vers que Tagen-san m'a cité naguère m'est revenu à l'esprit : «On trouve parfois de l'eau dans le trou le plus sec»...

9 août 1958.

Me sens libre comme un poisson nageant dans un océan d'eau fraîche et claire après avoir été prisonnier dans un réservoir de colle - et tellement reconnaissant. Reconnaissant pour tout ce qui est arrivé, reconnaissant envers tous ceux qui m'ont encouragé et soutenu malgré ma personnalité inachevée et ma nature entêtée, mais surtout de posséder ce corps et du privilège qui m'a été accordé, en tant qu'être humain, de connaître cette Joie sans pareille.

Philip Kapleau (Les trois piliers du Zen - Éditions Stock)

*Mu : un "koan" utilisé comme support de méditation dans certaines écoles Zen


1 commentaire:

Anonyme a dit…

Reconnaître c'est devenir reconnaissant. Je ne connaissais pas ce livre, mais je suis tenté, oui.
yannick