jeudi 15 novembre 2007

• Le fondement intemporel de mon être - Francis Lucille

Comment avez-vous découvert votre nature véritable ?

Vous m’interrogez sur les circonstances spécifiques à mon cas. Avant d’aller plus avant, je dois vous avertir qu’il serait puéril de croire que chaque chercheur de vérité doit passer par les mêmes expériences objectives. En fait, le chemin varie d’un chercheur à l’autre. Il peut prendre la forme d’une expérience soudaine et dramatique, ou celle d’un cheminement subtil et apparemment graduel. La pierre de touche, dans tous les cas, est la paix et la compréhension qui s’établissent au terme du chemin.

Bien qu’une aperception de la réalité soit un événement cosmique, il peut passer inaperçu au début et faire son chemin à l’arrière-plan du mental jusqu’au moment où la structure égotique s’effondre, de même qu’un immeuble sévèrement endommagé par un séisme subsiste quelque temps avant de s’écrouler. Ceci est dû au fait que cette aperception n’est pas mentale. Le mental, jusqu’alors esclave de l’ego, devient le serviteur et l’amant de la splendeur éternelle qui illumine pensées et perceptions. Esclave de l’ego, le mental était le gardien de la prison du temps, de l’espace et de la causalité. Serviteur de la plus haute intelligence et amant de la beauté suprême, il devient l’instrument de notre libération.

Mon intérêt pour la vérité surgit à la lecture d’un livre de J. Krishnamurti. Ce fut le point de départ d’une recherche intense qui devint l’axe exclusif de ma vie. Je lus et relus sans relâche les livres de Krishnamurti, de concert avec les textes principaux de l’Advaïta-Vedanta et du Bouddhisme Zen. Je fis des changements importants dans ma vie pour vivre en conformité avec ma nouvelle compréhension spirituelle.

Deux ans plus tard, j’avais acquis une bonne compréhension intellectuelle de la perspective non-duelle, mais certaines questions demeuraient encore sans réponse. Je savais par expérience que toute tentative pour combler mes désirs étaient vouée à l’échec. Il m’était devenu clair que j’étais conscience plutôt que mon corps ou mon mental. Cette connaissance n’était pas purement intellectuelle, mais elle semblait prendre sa source dans l’expérience, une sorte d’expérience particulière dénuée de toute objectivité. J’avais connu, en diverses occasions, des états dans lesquels les perceptions étaient baignées de félicité, de lumière et de silence : les objets physiques m’apparaissaient alors plus distants, plus irréels, comme si la réalité s’en était détournée pour se donner à cette lumière et à ce silence qui occupaient le centre de la scène. Cette expérience s’accompagnait du sentiment que tout était bien, juste comme il fallait, et qu’il en avait toujours été ainsi. Toutefois, je continuais à penser que la conscience était soumise aux mêmes limitations que le mental, qu’elle était de nature personnelle plutôt qu’universelle.

Parfois, il m’arrivait d’avoir un avant-goût d’une conscience illimitée, notamment lors de la lecture de textes advaïtiques ou bouddhistes, ou lors de réflexions profondes sur la perspective non-duelle. Elevé par des parents matérialistes et antireligieux, et rompu à l’étude des mathématiques et de la physique, j’étais à la fois peu disposé à adopter une croyance religieuse quelle qu’elle soit, et méfiant envers toute hypothèse qui n’aurait pas reçu une validation scientifique ou logique. Une conscience illimitée et universelle me semblait être une croyance ou hypothèse de cet ordre, mais je demeurais ouvert à cette éventualité. Le pressentiment de la conscience illimitée était en fait la source d’énergie qui alimentait ma quête. Deux ans après le premier aperçu, cette possibilité avait pris une position centrale dans ma recherche.

C’est à cette époque qu’eut lieu un changement radical, un retournement copernicien. Cet événement, ou, plus précisément, ce non-événement, est isolé, autonome, sans cause. La certitude qui en découle a une force absolue, une force indépendante de tout événement, de tout objet ou de toute personne. Elle ne peut se comparer qu’à notre certitude intime d’être conscient.

J'étais assis dans mon studio, méditant en silence en compagnie de deux amis. Il était encore trop tôt pour préparer le dîner, notre prochaine activité. N'ayant rien à faire, n'attendant rien, j'étais disponible. Mon esprit était libre de dynamisme, mon corps détendu et sensible, bien que je sente un léger inconfort dans la nuque et le dos.


Au bout de quelque temps, Yvan, l'un de mes amis, entonna à l'improviste un chant traditionnel sanscrit, le Gayatri Mantra'. Les syllabes sacrées entrèrent mystérieusement en résonance avec ma présence silencieuse qui sembla devenir intensément vivante. Je sentis un désir profond s'élever en moi, en même temps qu'une résistance m'empêchait de vivre pleinement la situation, de répondre de tout mon être à cette invitation de l'instant, et de m'y fondre. Au fur et à mesure que l'attirance mystérieuse suscitée par le chant augmentait, la résistance elle aussi s'accroissait, peur grandissante qui devint bientôt une terreur intense.

À ce point, je sentis que ma mort était imminente, et que cet horrible événement allait être déclenché sans coup férir par le moindre lâcher prise, le moindre abandon à la beauté promise par le chant. J'étais à la croisée des chemins. À la suite de ma quête spirituelle, le monde et ses objets avaient perdu toute attraction pour moi. Je n'en espérais rien de substantiel. J'étais l'amant exclusif de l'absolu, et cet amour me donna le courage de plonger dans le grand vide de la mort, de mourir pour l'amour de cette beauté, si proche maintenant, cette beauté qui m'invitait par-delà les mots sanscrits.

La terreur intense qui m'avait saisi dénoua instantanément son étreinte et se mua en un flux de sensations corporelles et de pensées qui se mirent à converger vers une pensée unique, la pensée « je », tout comme les racines et les branches d'un arbre convergent vers leur tronc commun. Dans une aperception quasi simultanée, l'entité personnelle à laquelle je m'identifiais jusqu'alors se révéla en totalité. Je vis sa superstructure, les pensées nées du concept «je » et son infrastructure, les traces de mes peurs et de mes désirs au niveau physique. L'arbre entier était maintenant contemplé par un oeil impersonnel. La superstructure des pensées et l'infrastructure des sensations corporelles s'évanouirent rapidement, laissant seule la pensée « je » dans le champ de la conscience. Pendant quelques instants, encore, la pure pensée «je » sembla vaciller, telle la flamme d'une lampe dont l'huile vient à manquer, puis s'éteignit complètement.

À ce moment précis, le fondement intemporel de mon être se révéla dans sa splendeur immortelle.

Francis Lucille
Le sens des choses - Entretiens sur la non-dualité
Éditions Accarias-l'Originel

1 Un des vers essentiel du Rig-Veda tourné vers le soleil. Dans sa version la plus répandue :
« Méditons sur le lumineux rayonnement de l'Être indicible créateur du monde. Que nos pensées soient guidées vers la vérité par sa grâce infinie! » NdT

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