jeudi 13 septembre 2007

• Au coeur de l'éveil - Vénérable Sheng-yen

Sources

Au coeur de l'éveil

Un dialogue entre le Dalaï-Lama et le vénérable Sheng-yen


Sa Sainteté le Dalaï-Lama
Personnellement, je ne crois pas qu’il existe une contradiction réelle entre les approches de la voie graduelle et de la voie soudaine. Ce n’est pas dire pour autant que la voie soudaine soit appropriée à chacun. Il peut y avoir des circonstances exceptionnelles dans lesquelles certains individus sont susceptibles de tirer un meilleur profit d’une approche spontanée, simultanée et instantanée, mais, en général, l’approche graduelle est probablement plus appropriée.

Vénérable Sheng-yen
Je suis d’accord avec ce que vient de dire Sa Sainteté au sujet de l’éveil instantané et de la pratique graduelle. Je dois toutefois préciser que l’approche instantanée n’est pas réservée aux gens très éduqués, aux gros calibres intellectuels. En fait, l’approche instantanée peut parfois être utile à des gens dépourvus d’éducation. Le sixième Patriarche Huineng en fournit un exemple. Bien qu’il fût illettré, il manifesta une profonde compréhension du dharma.
Une histoire similaire est arrivée à l’époque du Bouddha. Suddhipanthaka, l’un des disciples du Bouddha, était un individu très peu cérébral, qui ne comprenait aucun des enseignements. Il atteignit pourtant la condition d’éveil en suivant une méthode que lui indiqua le Bouddha : en balayant le sol et en nettoyant les sandales !

Sa Sainteté le Dalaï-Lama
Je voudrais maintenant clarifier un point. Dans le bouddhisme, nous trouvons beaucoup d’insistance sur la sagesse, l’intelligence, la vision pénétrante. Parfois on a l’impression que l’on parle de gens très cérébraux, au cortex extraordinairement complexe, mais telle n’est pas nécessairement la signification de la sagesse ni celle de la vision pénétrante dans le contexte bouddhiste. Dans les Écritures bouddhistes, il y a des descriptions de l’intelligence devenue folle, lorsque les gens coupent les cheveux en quatre sans avoir aucune vision, seulement de brillantes idées à foison. La sagesse n’inclut pas nécessairement l’intelligence, elle a plutôt à voir avec la vision pénétrante et la connaissance.
Deuxièmement, je voudrais souligner qu’il existe des gens que nous pourrions trouver pas très malins ou peu intelligents, mais qui n’en ont pas moins la disposition juste et le talent adéquat. Il en allait ainsi de ce moine extrêmement stupide, tout juste bon à balayer le sol et à nettoyer les sandales, Suddhipanthaka, qui en exerçant cet office augmenta son niveau de sagesse et de connaissance.
Vous avez parlé du bouddhisme chan et de certains des enseignements clés de la tradition chan. Dans les textes tibétains, nous trouvons des références à la méthode chan, en particulier à propos de l’approche soudaine ou instantanée. Par exemple, je me souviens d’un texte dans la tradition Kagyupa qui décrit très explicitement la pratique du mahamudra comme une voie soudaine, disant que ceux qui comprennent le mahamudra comme une voie graduelle sont complètement dans l’erreur ! Il existe en effet une approche soudaine de la réalisation, qui est spontanée et ne se limite pas à la structure de la pratique graduelle.
Nous trouvons également des expressions telles que « simultanéité de la connaissance et de la libération » dans les écrits de la tradition Shakyapa, et particulièrement dans la pratique du dzogchen de la tradition Nyingmapa. Dans la tradition Gelugpa, même Lama Tsongkhapa accepte la notion de simultanéité et de libération instantanée. Il souligne cependant que ce qui semble être une réalisation instantanée se révèle être en fait la combinaison de nombreux facteurs entrant soudainement en jeu, et provoquant ce moment de libération. […]
Dans la tradition tibétaine, les maîtres n’utilisent pas de bâton, à la différence des maîtres chinois de votre école, mais dans l’enseignement dzogchen, il existe une approche similaire où le pratiquant crie la syllabe « peh ! » avec une grande force. Il est dit que lorsque cette syllabe est proférée, toute la chaîne du processus mental est coupée instantanément, et que le pratiquant fait l’expérience soudaine, spontanée. Cette expérience est décrite comme un état de sidération, non conceptuel, libre de pensées.

Vénérable Sheng-yen
Le pratiquant demeure-t-il dans cet état de sidération ? N’est-ce qu’une expérience momentanée, ou est-elle prolongée ?

Sa Sainteté le Dalaï-Lama
Je répondrai par une stance de Sakya Pandita, disant que, dans les intervalles entre les différents processus mentaux, le rayonnement intérieur, ou la claire lumière, prend place continuellement. La stance suggère que, lorsque l’on crie « peh » et que l’on fait soudainement l’expérience de cet état spontané de sidération et de non-conceptualisation, ce dont on a l’expérience est la claire lumière, que l’on appelle aussi vacuité. Cependant une telle expérience n’est que momentanée. Il est dit aussi que ceux qui ont une grande accumulation de mérites peuvent faire l’expérience de la vacuité lorsque toutes les conditions sont mûres. Dans l’enseignement dzogchen, si votre sidération s’accompagne de bénédictions et d’inspirations de votre guru, et si vous avez stocké un maximum de mérites, vous serez capable de parfaire cette expérience en rigpa, l’authentique parfait éveil. Lorsque nous faisons l’expérience de cette claire lumière, le monde entier se fond dans la nature de la vacuité, ou l’ultime réalité.

Vénérable Sheng-yen
Combien de temps l’individu peut-il maintenir cet état de claire lumière et percevoir la nature de la vacuité ? Cette expérience s’efface-t-elle graduellement ? La personne peut-elle être sujette à d’autres illusions de l’esprit ? Comment cette expérience affecte-t-elle l’état de rêve ?

Sa Sainteté le Dalaï-Lama
En utilisant à nouveau la terminologie dzogchen, lorsque nous disons que la nature de l’esprit est claire lumière, nous parlons effectivement d’une qualité essentielle de la conscience, qui est continuellement sans interruption. Par analogie, tant qu’il y aura de l’eau, la claire nature de l’eau demeurera.
Bien sûr, parfois l’eau est boueuse, et nous ne pouvons voir sa clarté essentielle. Si l’on agite l’eau, elle devient plus trouble. Pour en percevoir la claire nature, il faut la laisser reposer. Dès que l’on arrête de l’agiter et qu’on la laisse reposer, elle retrouve sa claire nature. Ce n’est donc qu’en laissant reposer cette eau boueuse que l’on verra la clarté de l’eau. La clarté de l’eau n’existe pas ailleurs que dans l’eau boueuse.
De même, que l’on entretienne une pensée vertueuse ou non-vertueuse, on est encore dans l’état d’esprit imprégné de la nature de claire lumière. Du point de vue de la pratique, aussi bien les pensées vertueuses que non-vertueuses sont des obstacles à l’expérience de la claire lumière. Nous plaçons donc l’accent sur l’effort de laisser reposer sa propre conscience, de stopper les processus de pensée vertueuse aussi bien que non-vertueuse. Seulement alors ferons-nous l’expérience de la claire lumière. Nous pouvons observer de nombreuses ressemblances – ou parallèles - entre ces enseignements et ceux de l’approche soudaine, simultanée, du bouddhisme chan.
[...] Vous avez décrit une forme de méditation chan où le pratiquant est encouragé à rechercher ce « Je » qui expérimente les émotions négatives, à travers des questions telles que « Qui suis-je ? » « Qui crée cette expérience ? » etc. Cette approche est très similaire à l’approche madhyamika du diamant-coupeur, qui voit les choses dans la perspective des causes et des effets. Nous trouvons également des approches similaires dans les écrits de Chandrakirti (600-650) sur l’analyse en sept points de la personnalité ou du soi. Dans la tradition Kagyupa, le grand yogi Milarepa (1040-1123) utilisa des approches similaires en demandant sans cesse à ses étudiants de scruter leur for intérieur : « Où êtes-vous ? »
Je voudrais également souligner que l’un des enseignements centraux de l’école de la Voie du Milieu consiste à questionner sans cesse l’existence des choses derrière leur apparence. Ici, il semble important de comprendre ce que signifie réellement la vacuité. Par exemple, nous pouvons dire si, devant nos yeux, un insecte existe ou non. Après un examen attentif, nous pouvons parvenir à la conclusion qu’il n’y a pas d’insecte dans notre champ de vision. Mais cette absence n’est pas la vacuité. Alors, trouver et ne pas trouver semblent parfois coïncider. La vacuité est quelque chose que l’on découvre après avoir soumis quelque chose qui existe à un examen attentif, en essayant de trouver ce qu’est réellement sa nature ultime.

Vénérable Sheng-yen
Certaines personnes pensent que lorsqu’elles se demandent « Qui suis-je ? » et qu’elles découvrent une absence d’esprit, ou lorsqu’elles demeurent dans un état de vide, elles ont atteint l’éveil. C’est une grave erreur ! Cet état est parfois nommé dans le Chan « vacuité idiote ». Un maître chan qualifié doit confirmer l’expérience de l’étudiant. En outre, l’étudiant doit observer sa vie quotidienne pour voir si elle comporte encore beaucoup d’émotions perturbatrices et d’attachements contraignants.
Si une personne a un aperçu authentique de la vacuité, cela est nommé « éveil superficiel », ou « voir sa nature propre ». Si l’individu peut maintenir cette expérience continuellement et indéfiniment, on l’appelle éveil profond. En revanche, si l’expérience de l’individu ne s’accorde pas avec la nature de la vacuité dans l’enseignement de la Voie du Milieu, nous ne la reconnaissons pas comme un éveil authentique.
La réalisation du non-soi est réellement le résultat de la pratique de non-recherche, parce qu’au fur et à mesure qu’une personne avance dans la pratique, elle cesse de rechercher l’éveil individuel et se concentre sur l’aide à autrui. Lorsque vous avez cessé d’être concerné par votre propre réalisation, et que vous vous impliquez profondément dans l’effort d’aider les autres à se libérer de leur souffrance, alors il y a une possibilité d’éveil.

Sa Sainteté le Dalaï-Lama
[…] Maître Sheng-yen, vous avez mentionné qu’un individu peut demeurer sans interruption dans l’expérience de la vacuité. Une telle expérience de la réalisation ne peut prendre place qu’à un stade très élevé de développement, parce que cela implique une maîtrise de la stabilisation méditative et des réalisations subséquentes. Dans beaucoup des étapes, avant que l’on ne devienne complètement éveillé, la stabilisation méditative et les réalisations subséquentes se suivent en alternance. Il est dit que, au stade de l’éveil complet, la stabilisation méditative et les réalisations subséquentes deviennent simultanées. De ce point de vue, quiconque est capable de maintenir l’expérience directe de la vacuité dans la stabilisation méditative sans jamais vaciller est pleinement éveillé.

Vénérable Sheng-yen
L’éveil intégral n’est pas la même chose que l’état d’éveil. L’état d’éveil intégral ne met pas fin aux illusions. C’est plutôt un état où n’existe plus le moindre doute à l’égard du dharma. Les gens pleinement éveillés peuvent encore avoir des illusions, mais ils ne les manifesteront ni verbalement ni physiquement. Ils ne sont pas libres de toute illusion, mais ils connaissent clairement la voie de la pratique qu’ils doivent suivre.
Le Chan ne met pas l’accent sur la pratique progressive du dhyana. J’ai personnellement pratiqué la stabilisation méditative progressive ou dhyana ; cependant, l’expérience personnelle consistant à voir sa propre nature, ou vacuité, est plus importante. Comme la sensation de l’eau, c’est quelque chose qu’il faut expérimenter soi-même. Il en va ainsi avec l’expérience de la vacuité. Vous devez en faire personnellement l’expérience ou vous ne la connaîtrez jamais. Il n’est pas suffisant d’en avoir entendu parler. L’éveil intégral, cependant, diffère de la vision de la nature propre, l’expérience initiale de la vacuité, en ce que l’on peut retourner à l’état d’esprit ordinaire après avoir vu sa propre nature, et ne pas saisir pleinement comment les illusions opèrent et se manifestent. Une personne intégralement éveillée, dont l’esprit est extrêmement clair, est pleinement consciente des manoeuvres des illusions, à tout instant.
Bien plus, du point de vue chan, l’état d’éveil intégral n’est pas quelque chose que l’on maintient dans la stabilisation méditative.
Comme c’est la première fois que nous avons un tel dialogue, et qu’il est nécessairement bref, il ne nous sera peut-être pas facile d’entrer très clairement dans les détails. Cela peut prendre au moins deux ou trois jours pour clarifier certaines de ces questions.

Sa Sainteté le Dalaï-Lama
Comme l’affirment les Écritures, pour les pratiquants qui ont directement fait l’expérience de la vacuité, la vérité en est inexprimable, au-delà du langage, au-delà des mots. Sans cette expérience directe, la vacuité se limite à une compréhension intellectuelle, elle se résume à un concept.

Pour en savoir plus :

• "Au coeur de l'éveil". Dialogue sur les bouddhismes tibétain et chinois, SS le Dalaï-Lama et le Vénérable maître chan Sheng-yen, éditions du Seuil, coll. "Points Sagesses" n° 214, Paris, Lattès, 2005.

• "Confiance dans l’esprit" (Guide pour la pratique du Ch’an), Vénérable Sheng-yen, éditions Dharma, Saint-Michel-en-l'Herm,1997.

Aucun commentaire: