dimanche 19 août 2007

• Les propos du vieux Tcheng


Une première publication de ce texte est parue dans les Cahiers Metanoïa n°32.
Une deuxième publication a été éditée aux Éditions LES DEUX OCÉANS.



Voir l'esprit originel, c'est le voir, que les pensées soient présentes ou non, que l'on soit immobile ou actif, que l'on parle ou que l'on se taise, que l'on soit empereur, moine ou sans feu ni lieu.

Tout homme est illuminé par l'esprit originel. Certains le voient et d'autres l'ignore. C'est là seulement toute la différence entre eux.

Etre dans l'évidence de l'esprit originel, c'est là, la seule affaire de votre existence. Vous en écarter du trait le plus infime, et vous retombez aussitôt dans l'égarement et le tourbillon sans fin des causes et des effets.

Le vieux Tcheng a dit:

Moi le vieux Tcheng, je n'interviens pas pour maintenir, modifier ou changer le cours des choses en suivant les désirs de l'esprit singulier. Point de garde ni de révolte, mais seulement l'acte nécessaire. Si je me comporte d'une manière différente avec vous, crânes tondus, c'est pour qu'enfin vous osiez voir l'esprit originel directement par vous-mêmes au lieu de toujours le chercher par l'intermédiaire de gaillards morts ou la fréquentation d'étourdis tels que moi.

Ma façon à moi, c'est de vous secouer comme l'arbrisseau au vent de la montagne. Ce faisant je romps tous vos étais et vous voilà tout désemparés, n'ayant plus rien à quoi vous raccrocher. Mais parce que je sape toutes vos petites sécurités et qu'ainsi vous voilà remplis de peur, vous dites pour vous rassurer de nouveau que je pêche contre la Loi et les convenances et ne suis qu'un vil blasphémateur. Vous continuez ainsi à vous agripper désespérément à l'apparence et à l'accessoire au lieu de les laisser vous quitter d'eux-mêmes sans chercher à les retenir.

Mes paroles ne trouvant pas d'écho en vous, alors je vous joue un tour et vous dis qu'elles viennent d'un gaillard célèbre, mort depuis des siècles. Mais vous ne comprenez pas davantage qu'elles vous concernent directement dans l'immédiat. Au contraire vous vous en saisissez comme d'une chose précieuse, bonne à conserver et à cultiver. Crânes tondus, à vous accrocher à des futilités, vous gaspillez votre vie pour rien et l'évidence de l'esprit originel vous échappe. Quel naufrage pour vous !


*****

Crânes tondus, l'esprit originel n'apparaît pas quand le sommeil vous quitte et ne disparaît pas quand il vous prend. L'esprit originel n'est rien et ne dépend en rien de ce qui varie et meurt..

Si l'esprit originel était véritablement votre seule affaire, vous verriez tout ce qui varie et meurt de la même manière que vous percevez les mouvements que les danseurs impriment aux oriflammes et vous vous attacheriez seulement à chercher sans trêve ce qui en vous ne varie ni ne meurt et quand vous l'auriez trouvé alors il n'est pas un seul des mille mondes qui serait capable de vous en détourner seulement l'instant d'un éclair dans vos pensées et de vous en écarter seulement l'espace d'un trait dans vos actes.

Vous croyez aspirer à l'esprit originel mais ce sont les satisfactions de la condition, du savoir et du mérite que vous cherchez. A cause de cela, crânes tondus, vous êtes entièrement sous le charme de tout ce qui en vous et hors de vous varie et meurt.

Voilà pourquoi les paroles du vieux Tcheng passent à travers vous sans laisser d'empreinte, comme les oiseaux qui ne laissent pas de traces dans le ciel.


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Crânes tondus, tout ce que vous pensez et dites à propos de l'esprit originel ne sont que les divagations de vos petits esprits singuliers. Ce qui spontanément est apporté en vous par la nature vous n'y répondez qu'après l'avoir interprété au moyen de tout ce que vous avez placé au-dessus de vos têtes.

Crânes tondus, à être aussi artificiels que les dragons qu'on fabrique pour les fêtes, comment pouvez-vous espérer voir l'esprit originel dans sa spontanéité ?

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Dans ma jeunesse, j'ai parcouru le pays en tout sens, me livrant à l'étude et à des pratiques. J'ai fréquenté des égarés qui s'imaginant être illuminés, ne faisaient qu'égarer les autres. Puis j'ai rencontré celui qui m'a permis de reconnaître toute la cangue inutile dont je m'étais chargé. Alors la véritable direction m'est apparue, et l'esprit originel est devenu ma seule affaire. Et un jour tout s'est soudainement écroulé dans l'Éveil.

Moi le vieux Tcheng, je n'imite pas tel ou tel, n'adhère à aucune croyance, ne suis l'adepte d'aucune école, et le disciple de personne. Dans ma nature véritable, je ne sais rien, je n'ai rien, je ne suis rien, car là il n'y a pas de vieux Tcheng. Pour l'ordinaire, les choses auxquelles je participe s'écoulent d'elles-mêmes. Même l'esprit originel n'est plus mon affaire.

Les paroles que je prononce devant vous ne viennent pas des choses apprises.

Crânes tondus, je ne vous ai rien caché. Quel intérêt pour vous ? Rien que des fariboles !

Et le vieux Tcheng sortit

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L'esprit originel a toujours été présent sous vos yeux. Vous n'avez rien à acquérir pour le voir car rien ne vous a jamais manqué pour cela. Si vous en êtes incapables c'est à cause de votre incessante jacasserie avec vous-mêmes et avec les autres. Vous passez votre temps à supposer, comparer, supputer, commenter, développer, expliquer, justifier et citer ce que vos petits esprits ont retenu et cru comprendre des Écritures et des paroles de vieux bavards tels que moi, de préférence à celles de ceux à qui on a donné une fois morts, une telle autorité qu'elles ne sauraient plus désormais être mises en doute. Dans ces conditions comment pouvez-vous espérer voir l'esprit originel dans son instantanéité ?

Crânes tondus, parce que vous êtes agités comme des singes et passez votre temps à des futilités, votre existence s'écoule comme une eau fangeuse. Pas d'issue pour vous.














Éditions Les Deux Océans

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